TEMANAO

Pour qui s’intéresse à la stratégie et au management de projet, le rapport de Jean Martin Folz sur la construction de l’EPR de Flamanville est un bijou. Il explique avec des mots très simples le fiasco de l’industrie nucléaire française. On est loin des théories complotistes évoquées par certains ex-PDG aigris d’EDF ou d’auteurs de BD à succès. Non, EDF n’a eu besoin ni des politiques ni des Allemands pour faire de Flamanville un fiasco.

Je vous guide dans la lecture de ce document.

Jean Martin Folz est un industriel chevronné. X-Mines comme la plupart des acteurs du dossier EPR, il a quitté très tôt l’univers des ministères pour l’industrie et a entamé un parcours exemplaire qui l’a conduit à la tête de PSA succédant à Jacques Calvet. Son rapport sur l’EPR de Flamanville fait toujours référence et n’a jamais été remis en cause depuis.

Dès l’état des lieux, replaçant la construction de l’EPR dans son contexte historique et dressant la liste des différents retards et surcoûts, le rapport met à mal une contrevérité régulièrement énoncée dans les théories complotistes.

« Les politiques et en particulier les écologistes ont provoqué la perte de compétences de la filière nucléaire en arrêtant le programme nucléaire français. »  Faux.

Si EDF a arrêté de construire des centrales à partir de 1996, c’est que le pays était en surcapacité électrique depuis 1987.

En 1994 la France exportait 14% de sa production d’électricité vers ses voisins. Les capacités des connexions vers l’Espagne ou l’Italie étaient saturées et augmenter le nombre de lignes à haute tension était coûteux et mal perçu par l’opinion.

A cette époque le coût du Mégawatt nucléaire n’était pas compétitif comparé à celui des centrales à gaz. De plus, EDF s’était lancée dans une politique internationale et cherchait à construire des centrales nucléaires directement dans les pays consommateurs plutôt que d’exporter de l’électricité. A cause de ces surcapacités, Chooz B1 terminée en 1996 n’a été mis en service qu’en 2000. 

Dès lors, il est connu de l’ensemble de la filière nucléaire que le pays ne construira pas de capacités nouvelles  jusqu’à la construction des EPR, prévue entre 2005 et 2020 pour remplacer les réacteurs à eau pressurisée construits dans les années 80.  Il faudra donc maintenir les compétences critiques pendant dix ans. La filière s’est insuffisamment préparée à un évènement connu, prévu, mais non anticipé alors que dans cette même période le déficit de candidatures dans les métiers de la métallurgie, chaudronniers, soudeurs était criant et ralentissait au quotidien les opérations de maintenance planifiée.

Plus loin dans le rapport, Jean Martin Folz parle de « gouvernance de projet inappropriée ». Pierre Gadonneix, PDG d’EDF de 2004 à 2009 le confirme involontairement dans son interview à BFMTV, Nucléaire, Enquête sur un fiasco français . Il dit « Je faisais confiance aux ingénieries ! ».  Si on reprend la définition que donne l’APEC de la mission d’un directeur général, il est dit  qu’il/elle « a une responsabilité globale sur la bonne marche de l’entreprise. Il/elle a pour missions de définir la stratégie de son entreprise et d’en assurer la mise en œuvre en définissant l’organisation et les objectifs à atteindre. » Quoi de plus stratégique en 2004 pour l’EDF que de s’assurer du bon déroulement du projet assurant le futur de l’exploitation et la pérennité du groupe et qui concentre l’essentiel des investissements de l’époque? Or, contrairement aux usages qui prévalent dans tous les grands projets d’investissement depuis les cathédrales jusqu’aux lanceurs Ariane, EDF n’a pas mis en place de maîtrise d’ouvrage. Classiquement, la maîtrise d’ouvrage, pilotée par le futur exploitant de l’investissement, permet d’avoir la vision du client tout au long de la réalisation du projet. Le maître d’ouvrage s’assure de la conformité du produit final à son besoin et valide les modifications nécessaires tout au long du projet. C’est le lien entre la direction générale et l’équipe de développement.  Dans le cas d’un projet complexe, le maître d’ouvrage est assisté d’une direction qualité et d’un contrôle des coûts. La gouvernance réunit direction générale, maitrise d’ouvrage et directions fonctionnelles. La qualité et le contrôle des couts garantissent la transparence et la bonne foi des informations présentées ce qui permet de prendre les décisions et de les partager.

Là, le maître d’œuvre est laissé sans direction. Le rapport nous apprend que le chef de projet est en N-3 voire N-4 du PDG jusqu’en 2015 et donc sans visibilité. Pire encore, il n’est pas à temps plein et assure d’autres responsabilités en parallèle. Clairement, soit le projet d’EPR de Flamanville n’était pas considéré comme un projet stratégique par la direction générale et c’était une erreur au vu de l’impact qu’il a eu sur l’entreprise, la conduisant à une renationalisation, soit la direction générale n’a pas compris que sa mission était « d‘assurer la mise en œuvre de la stratégie ». Là aussi dans toutes les entreprises dans lesquelles j’ai travaillé, le conseil d’administration serait intervenu pour demander un audit et changer l’organisation et les hommes.

Le reste du rapport est à l’avenant et montre l’écart entre la complexité organisationnelle du projet, multitude d’acteurs et de sous-traitants de rangs divers et l’absence d’outils permettant la communication et la cohésion de l’équipe globale. J’en note principalement quatre :

  • Un déficit en outils de gestion des délais et l’absence planning partagé avec l’ensemble des intervenants: Sans outil de planification, pas de pilotage du chemin critique, pas de suivi de la cohérence de la livraison des lots, et donc une perte d’énergie à suivre des taches non essentielles et une perte de temps à attendre la complétude d’une livraison.
  • Une organisation de l’équipe qui, si elle satisfait l’ego des dirigeants de EDF et d’AREVA, n’est ni simple ni visiblement efficace. On peut noter la faible place donnée à SIEMENS dans le dispositif alors que le couvercle de la cuve qui a posé tant de problèmes de soudures est issu de la technologie du KONVOI de SIEMENS.
  • Une gestion contractuelle au forfait malgré l’incertitude technique entraînant pénalités et négociations permanentes d’avenants
  • Une localisation des acteurs loin du site pendant une grande partie du projet. Ceci est classique. Les ingénieurs préfèrent le confort et le calme de leur bureau à la réalité du chantier. Mais dans les phases de réalisation, un projet n’avance que si les décisions sont prises sur le lieu où elles seront exécutées. C’est la base du LEAN management.  Les japonais parlent de GEMBA.

La partie la plus cruelle du rapport est la comparaison avec le projet des EPR de Taishan dont les points positifs soulignent les difficultés du projet de Flamanville, maîtrise d’œuvre opérationnelle, localisation, gestion des ressources humaines et des compétences, en résumé, mise en œuvre d’une organisation à la hauteur de l’enjeu.

Ce qui nous amène à une vérité des projets stratégiques : une stratégie n’est bonne que si elle est correctement exécutée. Le travail du stratège ne s’arrête pas à la formulation d’une idée directrice mais à sa mise en œuvre et à l’exécution par ses équipes et sous son autorité et son contrôle. L’exécution s’appelle le management de projet et le contrôle se nomme la gouvernance.