On ne va pas parler d’environnement ni d’écologie, de climat, de CO2, de bien ou de mal. On ne va pas chercher de responsabilités politiques ou industrielles à la situation énergétique dans laquelle le pays se trouve en ce moment, ni expliquer ce qu’il aurait fallu faire il y a 5 ans, 20 ans, un siècle. On ne va pas non plus faire de physique et comparer des technologies entre elles. On va s’intéresser à l’équation économique d’aujourd’hui et pour les dix ans qui viennent et pour cela, on va regarder quelques chiffres. On va surtout montrer comment la courbe d’expérience peut éclairer les décisions stratégiques à prendre en matière de production d’électricité.
La courbe d’expérience est une loi empirique, popularisée par le fondateur du Boston Consulting Group, Bruce Henderson et qui a fait la fortune du BCG depuis sa création.
Elle dit très simplement que le coût d’un produit manufacturé baisse mécaniquement en fonction des volumes produits. L’augmentation des volumes permet d’optimiser les processus de production. Le marché grossit et oblige aussi les compétiteurs à faire des gains de productivité et à en demander à leurs fournisseurs. Des technologies qui ne seraient pas accessibles sur des faibles volumes le deviennent comme l’automatisation des chaînes de production ou la miniaturisation de l’électronique. Il devient alors intéressant de repenser le produit pour gagner quelques centimes par unité produite. Il se produit un effet boule de neige car le prix, baissant avec les coûts, attire de nouveaux clients et cela entraîne une augmentation des volumes. Classiquement, on dit que le prix d’un produit baisse de 10 à 40% à chaque fois que le volume produit double : 10% pour des produits à faible technologie comme le textile, 40% pour des produits à forte composante électronique.
Dans mon ancienne vie d’acheteur dans l’industrie, les contrats passés avec mes fournisseurs prévoyaient systématiquement des clauses de baisse de prix en fonction des volumes commandés. Tous les acheteurs le font.
L’exemple le plus connu de l’effet de la courbe d’expérience sur les coûts est la Ford T dont le prix en dollars constants a été divisé par 5 entre 1910 et 1926. Certains d’entre nous se souviennent aussi de la guerre entre les formats Betamax et VHS dans le secteur de la vidéo, gagnée par le second alors que le premier était unanimement reconnu comme de meilleure qualité, tout simplement parce que VHS a eu davantage de volumes plus tôt.
Pour comprendre comment cette loi s’applique à la production électrique, il faut prendre un peu de hauteur, ne pas se focaliser sur la France mais regarder la production d’énergie au niveau mondial. Quand on regarde la consommation d’énergie primaire dans le monde, c’est-à-dire l’énergie extraite du milieu naturel, que ce soient les énergies fossiles, les énergies renouvelables ou l’énergie nucléaire, on observe que deux forces s’opposent :
La production d’électricité nucléaire reste stable au niveau mondial. Trente-trois pays se partagent 447 réacteurs en activité, majoritairement dans les pays de l’OCDE et les BRIC. Le nucléaire est politiquement sensible et technologiquement difficile d’accès pour les économies émergentes.
Ce sont donc les énergies renouvelables qui permettent d’absorber la hausse de la demande. Quand l’électricité nucléaire croît de 2% par an, l’électricité photovoltaïque et éolienne progresse, elle, de 20%.
A ce titre, l’année 2021 est une année pivot car le monde aura produit davantage d’électricité photovoltaïque et éolienne que d’électricité nucléaire.
Différents facteurs expliquent cette hausse de production des ENR.
Le marché de la production électrique a dans un premier temps été dominé par les centrales à charbon. Cela s’explique par la facilité et la rapidité de la mise en œuvre et l’absence de technologie complexe. Autrement dit, vous étiez un pays en voie de développement, vous deviez accompagner le développement rapide de votre économie, vous construisiez des centrales à charbon et vous aviez rapidement une électricité bon marché. Aujourd’hui vous construisez une centrale photovoltaïque ou éolienne qui vous donne accès à une électricité encore moins chère sans avoir à maîtriser une technologie complexe.
La demande des pays émergents tire les prix des installations vers le bas. La courbe d’expérience fait que chaque fois que le volume de production des panneaux solaires, éoliennes et autres onduleurs double, le coût, lui, baisse de 22%.
C’était vrai à l’époque de la Ford T, cela reste vrai aujourd’hui pour les ENR, la compétitivité du solaire attire de nouveaux clients, les volumes augmentent, avec eux les capacités de production et les prix chutent, ce qui attire de nouveaux clients. Le charbon devient de moins en moins compétitif et les ENR captent 72% de budgets relatifs aux nouveaux projets.
A horizon 2032, soit dans 10 ans, les volumes installés auront été multiplié par 16, et donc auront doublé 4 fois. En conséquence le coût aura été divisé par 3.
L’énergie nucléaire ne peut pas bénéficier du même phénomène de courbe d’expérience. Le nombre de nouveaux réacteurs va être de quelques dizaines dans le monde, 100 tout au plus. La Russie et les ex-pays de bloc de l’est n’ont plus les capacités financières pour investir massivement dans le nucléaire, l’Europe de l’Ouest hors la France se détourne de l’atome, la Chine et l’Inde réorientent leurs investissement vers le solaire.
Il n’y a donc aucune raison pour que le prix de l’électricité nucléaire chute massivement. L’écart de prix qui est aujourd’hui de 1 à 3 en faveur du photovoltaïque va passer à 1 à 9. Et continuer à augmenter.
A ce niveau d’écart, de prix les soucis technologiques liés à l’intermittence du solaire ou de l’éolien deviennent triviaux. Que ce soit par giga-batteries, par stockage d’air comprimé, par conversion en hydrogène ou biométhane, les solutions seront mises en œuvre et elles n’impacteront que marginalement le coût des ENR. Les pays dotés d’une façade maritime peu densement peuplée comme l’Australie, opteront sans doute pour du stockage en hydro-pompage avec l’océan Pacifique comme réservoir bas, d’autres pays convertiront leurs mines de sels en réservoir d’air comprimé, à moins qu’ils n’utilisent leurs capacités de stockage de gaz naturel devenues sans objet.
En conclusion : ceci pose un vrai problème de compétitivité des sources d’énergie de la France comparée à des pays qui auront fait le choix du photovoltaïque et de l’éolien.
C’est avant tout à cause d’un différentiel de coût d’énergie que la sidérurgie a quitté la France, suivie par une partie de la métallurgie, forge, traitements thermiques, usinage, électroérosion. Si votre concurrent paye son électricité dix fois moins cher que vous, si vous voulez rester compétitifs vous devez supprimer vos marges. Et sans marge, une industrie ne survit pas très longtemps.
Si on ne change rien à l’équation énergétique de la France, on peut prédire une désindustrialisation féroce à horizon 2030.
Cela montre aussi qu’en matière de stratégie, l’enjeu est toujours la performance de l’entreprise, et la performance est toujours relative à celle de vos compétiteurs. La stratégie tout nucléaire répond sans doute à la question posée initialement « Comment assurer l’approvisionnement et l’indépendance énergétique de la France à un coût raisonnable ? ». On ne peut pas douter de la compétence et de l’engagement des équipes qui la mettent en œuvre et j’ai le plus grand respect pour les physiciens, les chercheurs et les ingénieurs qui se dévouent à cette cause. Toutefois cette stratégie n’assure pas un avantage compétitif durable à la France au moment ou elle sera mise en œuvre.
Accepter de se comparer aux autres est une des clés, savoir se projeter en est une autre. Si vous vous posez des questions sur le bien-fondé de votre stratégie ou si vous avez des difficultés à la mettre en œuvre, n’hésitez pas à me contacter, vous serez les bienvenus.
Les données utilisées dans cet article proviennent de :
https://www.bp.com/en/global/corporate/energy-economics/statistical-review-of-world-energy.html
https://ourworldindata.org/energy
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